Imaginez : vous avez 25 ans ; dans une fête, vous venez de rencontrer Pablo, un homme terriblement séduisant, avec qui vous passez une nuit torride. Le lendemain matin, vous vous réveillez à ses côtés... Le lendemain matin ? Pas vraiment... On est 12 ans plus tard, vous avez 3 enfants avec cet homme, et votre miroir vous confirme que vous avez bien pris 12 ans... Les photos de famille aussi confirment que vous avez bel et bien vécu ces 12 années... Mais vous avez tout oublié ! Tout sans exception ! Plus rien n'existe entre cette fête et aujourd'hui.
C'est ce qui arrive à Marie, qui bondit tout soudain de 1988 à 2000, aux côtés du même homme... Elle choisit, intuitivement, de ne pas tout révéler de cette amnésie, de donner le change autant qu'elle le peut dans cette vie à improviser. Nous allons donc la suivre pendant une dizaine de semaines dans cette nouvelle vie, celle d'une autre elle-même, et essayer, avec elle, de comprendre comment elle en est arrivée, sans choc ni accident, à perdre 12 ans de mémoire...
Un très beau livre sur l'amour et l'érosion du couple, sur le temps qui passe et ce qu'il fait (ou pas) de nous, une réflexion aussi sur la réalité de l'irréversibilité des relations. Et si finalement, l'oubli était une solution plutôt qu'un problème ?
J'avais très envie de lire ce livre depuis une bonne année, suite à une ancienne critique en ligne de Gérard Collard. Et le fait est que cette réflexion sur le couple et son usure quotidienne, pourtant un thème qui pourrait vite être banal, est écrite d'une belle plume, avec une grande sensibilité, qui la rend très juste jusque dans ses moindres détails. Je me suis identifiée très vite, la résonance avec ma propre vie m'a assommée, alors je ne suis peut-être pas très objective et je n'ose pas aller vers l'enthousiasme débordant qui me tente au sujet de ce livre qui m'a profondément perturbée et remise en question... Je pense cependant qu'il est objectif de dire que c'est vraiment un roman formidable, fin, intelligent, sans pathos mais terriblement émouvant et humain. Les personnages sont crédibles de bout en bout, sans caricature, la vie foisonne et se débat dans tout le livre, même si il y a quelques longueurs vers la fin du premier quart. L'ensemble est captivant, enlevé comme le temps qui avance coûte que coûte, sans se soucier qu'on ait besoin de réfléchir sans lui un moment... Et puis la toute fin réserve une petite surprise annexe qui, si elle est un peu prévisible et si son suspens ne constitue pas l'intérêt du livre, est comme une petite cerise sur ce superbe et délicieux gâteau.
En bref : si vous le croisez et que le thème vous plaît, foncez, c'est un vrai bonheur de fausse légèreté et de vraie intelligence ! A lire au 1er comme au 347ème degré !
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feuilletons quelques extraits ensemble... Euh... Beaucoup en fait ! Extraits difficiles à choisir tant il y en aurait à citer dans cette langue si bien tournée avec un sens remarquable de la formule ! Petits extraits, donc, de ce qui m'a touchée sans que ça soit forcément ce qui résume le mieux le livre.
incipit : Pendant longtemps, j'ai cru que je rêvais. J'allais me réveiller, la gorge sèche, la bouche pâteuse et une soif d'eau pour éteindre l'incendie d'une cuite mémorable !
page 12 : En général, je bois peu, ce qui donne aux soirées où je bois des conséquences irréversibles.
pages 31-32 : Dehors, tout me semble plus rigide. [...] A peu près tout le monde arbore un air désagréable, et la plupart des gens marchent en regardant le trottoir. Je n'arrive pas à imaginer qu'en douze ans, les êtres se soient autant dégradés. Je me demande si le phénomène concerne uniquement les Parisiens, ou si le reste de la France est devenu aussi morose.
page 88 : Je n'irai pas à Sainte-Anne. Je ne prendrai pas de médicaments. J'ai soif, j'ai faim, je suis sensible à l'odeur d'une orange, au parfum des fleurs après la pluie, j'ai envie de faire l'amour, je suis vivante. J'ai juste perdu la clé d'un tiroir. Et alors ?
page 89 : J'expérimente le défaut principal de ce pays : ici, on est ce que l'on fait. quand on ne fait plus rien, on n'est plus rien.
pages 124-125 : C'est bien souvent le jour où s'ouvrent les yeux que quelque chose en nous décide d'aussitôt les refermer [...].
page 159 : Entre le souvenir de l'aventure et l'aventure non vécue, les moments juste inventés mais dont je me souviens comme s'ils étaient réels, où est la différence ? Peut-être nulle part !
page 165 : Je suis de plus en plus peinée de constater que le mensonge me va comme un gant. Pourtant, j'ai toujours été la première à brandir un drapeau contre les hypocrites. Et là déjà je me donne des excuses : oui, mais je vis une situation particulière. Et on n'a pas de meilleures raisons que celles qu'on se donne !
page 179 : Ecrire est un risque d'être lue et donc découverte. Ecrire est une tentation de se relire et de se découvrir : toutes les mauvaises raisons sont au rendez-vous pour repousser l'instant du recul donné par le texte.
page 182 : Trompée ? C'est un mot que je n'aime pas. Il ne correspond pas au plaisir d'être ensemble. Il me semble qu'il fait référence au moment où l'amant désaime et laisse place au propriétaire qui se fâche.
page 208 : Eh bien, moi qui n'ai gardé aucune de mes années vécues, je peux vous le dire : quand nous ne pouvons plus rien maîtriser des sentiments, des émotions qui nous arrivent, quand des forces extérieures rencontrent nos gouffres intérieurs, nous mourons ou nous devenons fous.
page 216 : Soudain, elle me regarde d'un air grave : Quand je venais d'avoir Pablo, il était ainsi dans mes bras, j'étais fatiguée et j'ai fermé les yeux cinq minutes. Quand je les ai rouverts, il avait vingt-cinq ans.
pages 276-277 : Je sais une chose, une seule, qui je crois ne me quittera plus : je ne veux pas vivre un amour mort. Je ne veux pas vivre selon des règles établies par des couples vieillissants, complaisants, compulsifs ou éteints. Je ne veux pas vivre un faux amour fait de faux-fuyants, de faux dialogues, de faux rapports, de faux dîners d'amoureux, de vrais faux-semblants et de vrais arrangements avec la vie. je ne veux pas vivre un amour moribond qui fait tout ce qu'il peut pour cacher qu'il ne se remet pas de son passif.
page 285 : Mon amour, mon amour, toi et moi nous ne ferons qu'un... oui mais lequel ?...
Ma grand-mère, elle, disait qu'un couple est la représentation de sa chambre à coucher : tables de nuit encadrant le lit, ce lit où tout commence, om tout finit aussi. Il y en a toujours un, disait-elle, qui éteint la veilleuse de l'autre.
page 294 : A Paris, je sortirai, j'emmènerai les enfants au musée, au cinéma. J'étourdirai mon chagrin dans un programme. Ici, à la campagne, je deviens folle.
page 308 : Le silence a recouvert d'un manteau de mort toute ma vie.
page 315 : J'essaie juste de suivre ce conseil que donnait ma grand-mère : ne jamais s'endormir sans penser que demain tout ira mieux.
page 316 : Je ris en pensant à ma grand-mère qui me disait : "Les gens qui ne pleurent jamais sont pleins de larmes. Mais les gens qui ne rient jamais ne sont pas pleins de rires, ça se saurait !"
page 331 : Le temps est devenu une surface plane où poser le présent. Point. Même mon passé plus lointain est dans le présent, puisqu'il est pour moi tout proche. J'ai facilement dix ans, si je veux. Je n'ai plus peur, j'arrête le temps qui passe, c'est tout.
page 333 : - Et vous, madame, que faisiez-vous il y a cins ans ?
- Je ne sais pas, monsieur, j'ai tué ma mémoire.
- Ah, vous voyez, Enzo ? Il y a des jeunes qui ont du flair. Vous avez bien fait, mon enfant, moi c'est mon passé qui me tue.
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La Vie d'une autre, Frédérique Deghelt, 2007, 341 pages